L'invisible Atlas, la forêt qui porte Venise - Par Nabil Rejaibi
- Nabil Rejaibi

- 2 days ago
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Le(a) voyageur(se) qui flâne au XXIe siècle sur les quais de la lagune, ébloui par la blancheur du marbre et l'éclat des dômes, ne se doute pas qu'il marche au-dessus d'un immense cimetière végétal construit au moyen-âge.
Sous ses pieds, dans le silence noir de la vase, repose, en l’occurrence, l'un des plus grands secrets du génie civil médiéval : une forêt entière, inversée et pétrifiée, qui porte à bout de bras la "Sérénissime".
Contrairement aux rumeurs virales qui voudraient nous faire croire à une ancienne cité engloutie par une soudaine inondation, la vérité est bien plus fascinante.

Venise n'est pas une Atlantide accidentelle. C'est une conquête. C'est le résultat d'un pari fou, tenu par des hommes qui ont refusé la fatalité de la géographie.
Le défi de la boue
Tout commence par une nécessité vitale. Au Ve siècle, fuyant la fureur des Huns et des Lombards qui ravagent la terre ferme, des populations se réfugient là où les chevaux des barbares s'enlisent : dans les marécages insalubres de la lagune.
Mais comment bâtir une civilisation sur de la boue liquide ?
La réponse des ingénieurs vénitiens fut radicale. Puisque le sol ne pouvait porter la pierre, ils allaient en créer un nouveau.
Prenons l'exemple vertigineux de la basilique Santa Maria della Salute. Pour ériger cette seule église, votée en 1630 pour conjurer la peste, il a fallu un travail de titan invisible.
Les archives sont formelles : 1 156 672 pieux ont été enfoncés dans le sol. Un million cent cinquante-six mille troncs d'arbres. Serrés les uns contre les autres comme les poils d'une brosse, ils ont été battus jusqu'à atteindre le "Caranto", cette couche d'argile dure enfouie sous des mètres de vase, ou simplement pour que la friction latérale de la terre les fige pour l'éternité.
Le miracle de la chimie
Pourquoi ce bois n'a-t-il pas pourri en mille ans ? C'est ici que la chimie vient au secours de l'architecture. En enfonçant le bois totalement sous l'eau et la vase, les bâtisseurs l'ont privé d'oxygène.
Dans ce milieu anaérobie, les bactéries et les champignons qui dévorent la cellulose ne peuvent survivre. Au fil des siècles, le bois ne s'est pas décomposé ; il a bu les minéraux du sol, il s'est minéralisé, devenant dur comme de la pierre. Venise ne flotte pas, elle est posée sur une forêt fossilisée.
L'autoroute de la mer
Mais d'où venait ce bois ? La lagune était nue. Pour trouver ces millions de fûts, d'aulne et de mélèze, le regard de Venise s'est tourné vers l'Est, de l'autre côté de l'Adriatique.
C'est là qu'entre en scène une logistique industrielle stupéfiante pour le Moyen Âge. Venise a transformé la mer Adriatique en un tapis roulant.
Depuis les montagnes de Slovénie et les côtes de Croatie (l'Istrie et la Dalmatie), des navires ventrus, les Marcilianes (navires anciens), chargés à ras bord de grumes géantes, traversaient la mer en convois serrés, escortés par des galères de guerre pour repousser les pirates Uscoques.
Cette soif de bois était telle que Venise a redessiné la carte écologique de l'Europe. Les collines blanches et pelées que l'on voit aujourd'hui le long de la côte dalmate sont les cicatrices de cette époque : le paysage karstique est le fantôme des chênaies rasées pour bâtir la cité des Doges.
Les Croates disent encore, avec une pointe d'amertume : "Venise a volé nos forêts pour s'offrir la mer."
Le prix de la survie
Cette entreprise a coûté une fortune. La seule fondation de la 'Salute' a englouti l'équivalent de centaines de millions d'euros actuels. Mais pour la République, ce n'était pas une dépense, c'était un investissement.
Venise, protégée par sa lagune imprenable, était devenue le coffre-fort de l'Europe. Monopole du sel, plaque tournante des épices d'Orient, usine du monde avec son Arsenal capable de produire un navire par jour.
La ville avait les moyens de ses ambitions. Elle a converti sa richesse commerciale en sécurité géotechnique.
Aujourd'hui, quand nous admirons les Palais du Grand Canal, ayons une pensée pour cette armée silencieuse sous l'eau.
Venise est une ville de bois qui porte un masque de pierre, un chef-d'œuvre d'ingénierie rappelant que l'homme, avec assez d'audace, d'organisation et de troncs d'arbres, peut marcher sur l'eau.
Sources et références historiques
– Sur les fondations : les chiffres de la construction de la basilique (1 156 672 pieux) sont issus des registres de la Fabbrica, conservés aux Archivio del Seminario Patriarcale di Venezia (Fonds Salute).
– Sur la gestion des forêts : l'ouvrage de référence A Forest on the Sea (K. Appuhn, 2009) documente comment la République de Venise a administré et exploité les forêts de l'Adriatique (Istrie, Dalmatie) pour bâtir sa flotte et sa ville.
– Sur la technique : le principe de conservation du bois en milieu anaérobie est documenté par les études de restauration de la Surintendance archéologique de Venise (Soprintendenza Archeologia).
Remarque : cliquez sur les mots en bleu pour connaitre les références ayant servi pour l'élaboration de cet article.









































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