Taoufik Jebali, humble créateur de 4ᵉ art : essai de portrait d'un artiste hors système durant 40 ans et plus
- Mohamed Ali Elhaou
- il y a 3 heures
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Avant d'être défini comme metteur en scène et dramaturge, Taoufik Jebali est avant tout un très bon comédien de théâtre. C'est ce qui a fait son aura dans la société tunisienne. Sa dernière apparition sur les planches était lors d'une énième représentation de l'excellente pièce humoristique "Klem Ellil, zéro virgule" en 2014.
Il est très difficile de cerner à ce stade un portrait exhaustif de son parcours de créateur de théâtre, car pour l'instant, il n'a pas un document qui rassemble l'ensemble de ses œuvres.

L'article qui suit mentionne donc une petite partie du parcours de l'artiste. Autrement dit, les informations sont très avares, du moins ne sont pas disponibles sur l'ensemble de son œuvre : plus de 40 pièces de théâtre depuis 1987, date de la création d'El Teatro.
Taoufik Jebali est à l'image de Jallel Ben Abdallah dans la peinture ou encore Zoubeir Turki. À la différence de ces derniers, Jebali est un outsider, il n'a jamais voulu être un artiste récupérable par une quelconque institution. Dans la profondeur de son expérience, il ressemble à ces artisans plasticiens dans l'usage d'outils simples d'artisan d'art qui se combinent avec un dessein noble.
Dans ses paroles, il y a un désordre séduisant, dans son silence une ombre d'une réflexion profonde et dans ses répliques le génie du comédien plein d'humour naturel.

Taoufik Jebali, ce nom qui, lorsqu'il est mentionné, fait respirer le théâtre tunisien de ses tripes, comme si le(a) passionné(e) du 4ᵉ art ouvrait une fenêtre sur une mémoire vive qui ne s'éteint jamais.
Fils de Ksar Hellal, né en 1944, Taoufik Jebali a rencontré le théâtre au hasard, ou peut-être pour échapper à un monde de brutes. Au départ, il a fait des métiers liés aux médias. Il a travaillé à l'ORTF en France et a bien fait de la radio. Cette ORTF va devenir France Télévisions à l'époque de François Mitterrand.
Taoufik Jebali combine dans son travail mise en scène, écriture et comédie. Il a trouvé son ancrage dans la société tunisienne. Tout au long de son œuvre théâtrale, il étudie et met en visibilité les contradictions de cette société tiraillée qu'elle est entre sa propre identité et les vagues de modernité qui la traversent. Ce travail artistique n'a jamais oublié, en outre, le beau, l'esthétique et le rire.
Durant 40 ans de carrière, Jebali a fait de la scène un laboratoire de l'âme avant que ce soit un espace de représentation. Il se présente non pas en tant qu'artiste, mais bien plus comme un artisan d'art qui construit peu à peu et au fil du temps ses pièces. La plupart de celles-ci sont toujours inachevées, en cours de construction et représentées de nouveau avec une nouvelle conception à l'image de chefs-d'œuvre "Al-Majnoune" qui est en laboratoire depuis plus de 25 ans.
Pour lui, le théâtre n'est ni un temple pour les élites ni une scène pour le divertissement éphémère, mais une petite boite de Pandore, qui fait sortir l'enfant qui réside en chacun. Jebali ne prétend pas être un intellectuel ankylosé, c'est bien plus un agitateur de réflexion, d’âme et d'humour qui hisse l'esprit du spectateur et qui le pousse au "lâcher prise".
Taoufik Jebali n'a jamais été un amateur des projecteurs, ni un adepte des déclarations brillantes, car il croit que le silence est parfois plus éloquent que les mots, et que l'écriture est un exercice quotidien de sincérité avec soi-même, mais aussi pour se débarrasser des maux sociaux qui nous entourent de plus en plus.
Il considère l'amateurisme non pas comme l'antithèse du professionnalisme, mais comme au contraire son essence même. "Ce sont les amateurs qui ont construit le théâtre tunisien, ceux qui sont sortis des ruelles, sans formation académique et sans les artifices de l'intellectualisme", dit-il.
De cette manière, ils ont construit au début des années 80 la scène à partir des débris de la vie quotidienne, en apportant un langage proche de la vie courante.
Taoufik Jebali, à examiner de près son œuvre, est un témoin de son époque, celle de la dictature et de l'oppression qu'il a bien su critiquer avec virulence. Au fond, c'est un résistant qui sait bien manier le langage et la feinte d’expression pour contourner la douleur et la violence de la vérité crue.
Il n'a jamais voulu être dans cette perspective un artiste du système ou de l’intelligentsia qu'il considère très peu consommatrice du théâtre. Lorsqu'il parle de la Tunisie aujourd'hui, il ne cache pas son amertume : "Il y a une pauvreté des sentiments…une ignorance crasse", comme s'il voyait dans la dégradation de la langue une dégradation du goût, et dans le recul des émotions une lente mort de la beauté.
Pour lui, le théâtre témoigne et doit exprimer présentement l'effondrement du vivre-ensemble en Tunisie. Ce 4ᵉ art n'est donc pas un simple divertissement, mais bel et bien une dissection de la conscience collective, une expérience authentique contre le mensonge et l'illusion.
C'est pourquoi il insiste sur le fait que la télévision, par exemple, "n'est pas faite pour le théâtre, le théâtre est un laboratoire...le théâtre ne satisfait pas le public, il l'éveille", affirme-t-il.
Et dans le parcours de Jebali, on ne peut passer sous silence "Klem Ellil", de 1 jusqu'à 8 et aussi Klem Ellil, zéro virgule. Cette œuvre, en plusieurs parties, qui a secoué la scène théâtrale jusqu'à ses racines et a suscité des torrents de critiques contre elle, mais en même temps, elle a apporté un nouveau style de théâtre moqueur, enraciné socialement et intelligible pour le large public, dont seul Jebali et ses amis comédiens (Raouf Ben Amor, Kamel Touati et Mahmoud Larnaout) de parcours connaissent la recette.

Au cinéma, il a écrit, entre autres, le fameux "Asfour Stah" (Enfants des terrasses) de Ferid Boughdir et a bien joué dans certains films (il faut faire de la recherche pour trouver lesquels), mais il est resté toujours fidèle à la scène du 4ᵉ art qu'il considérait comme sa petite patrie, le terrain de ses expériences et son dernier refuge.
L'art vivant, à ses yeux, n'engendre pas des statues médiatiques, desdites stars, comme nous sommes en train de le voir actuellement, mais bien plus un espace de rencontre et d'enrichissement avec le public. Cet art est ainsi une source d'émotions et de renouvellement pour les spectateurs qui prennent la peine de venir le voir.
Pour lui, le théâtre est un espace vivant dans lequel il est possible pour chacun de respirer la liberté et de déconstruire les faux-semblants.
Le parcours de Jebali au final est à l'image de l’agriculteur labourant, son terrain, son sol pour produire un sens, mais aussi pour laisser une trace dans la mémoire collective pour les générations futures.
Texte inspiré
de la proposition faite par
Mohamed Ben Hammouda en arabe.





















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