La pièce de théâtre La maison aux sept balcons d'Alejandro Casona : déchirement familial pour un bien foncier
Le 10 juin 2024 à l’Institut Supérieur d’Art Dramatique (ISAD), le public était nombreux pour assister à la pièce de théâtre « La maison aux sept balcons » proposée par Aymen Allan, jouée respectivement par Meriem El Kamel, Takoua Fridhi, Sirine Ben Rhouma, Ghassen Souissi, Fatma Mabrouki et Nourhène Jaafar. Le texte est du dramaturge Alejandro Casona, inconnu de nos scènes. Il a été interprété à une époque par un certain Ali Ben Ayed vers la fin des années 70. C’est du théâtre substantiel trouvant sa place surtout dans la sphère universitaire. La pièce représentée, ce jour, exclue certains personnages, comme, à titre d’exemple, Don Germain, le vieux médecin et ami de la famille, le père également et bien d’autres personnages ainsi que situations.
Le théâtre d’Alejandro Casona
Cette fable a été écrite par Alejandro Casona, un dramaturge espagnol doté d’une grande aura dans les années 40 et 50. Plusieurs de ses pièces ont été traduites en arabe et certaines de ses œuvres importantes ont été réalisées essentiellement au Moyen-Orient, telles que : Le bateau sans pêcheur et Les arbres meurent debout. Casona est produit plutôt en Syrie. Le théâtre d'Alejandro Casona (1903-1965) a suivi une méthode basée sur la combinaison de la réalité et de la fantaisie. Cet aspect caractérise presque toutes ses œuvres. Il s'agit, en l’occurrence, d'un théâtre dont les protagonistes sont des gens ordinaires, troublés par la vie. Ce sont des acteurs semblant, du coup, anormaux.
Dans son théâtre, Casona met l’accent sur un individu-total : ayant sa propre représentation du monde. De ce fait, chacun dans ce monde, selon Casona, invite l’imaginaire dans les actions simples du quotidien. C’est une façon pour chaque personnage ordinaire (généralement héros dans les pièces de Casona) de sublimer les choses impossibles à réaliser pour lui. En d’autres termes, le personnage de Casona élève sa vie quotidienne banale à un horizon idéal et poétique sans le recours à la superstition. C’est un personnage encadrant donc sa propre imagination et la laisse s'exprimer librement, mais par rapport à une action de sa vie de tous les jours et surtout quand son problème du quotidien devient inextricable.
Dans La maison aux sept balcons, comme dans beaucoup d'autres œuvres de Casona, la solution ne vient pas d'une présentation logique, séquentielle et progressive des événements, mais émerge plutôt par paragraphes et par à-coups. C'est pourquoi les spectateurs de l'œuvre pour la première fois sont incapables d'en deviner la fin, même s'ils sont intuitifs. Casona est passé maître dans l'art de dépeindre des personnages ; lesquels semblent malades aux yeux de la société, mais en réalité, sont porteurs de grandes sensibilités altruistes. En ce sens, leurs crises internes projettent une vision différente du réel.
La maison aux sept balcons : ruse et injustice
La maison aux sept balcons est située dans une petite ville du nord de l'Espagne et s'appelle la Maison de l'Honneur. C'est dans cette maison que se déroulent les événements de la pièce ; laquelle va dans deux directions différentes, avec un arrière-plan soulevant, tour à tour, des thèmes liés à la vie, à l'attachement, à l'expérience vécue et à la résistance à toutes les formes d'injustice et de ruse.
L'injustice et l'arbitraire sont représentés dans cette maison par le personnage de Ramon, incarné brillamment par Ghassen Souissi, dont la femme est morte et lui a laissé un enfant (Orwell, un garçon, dans le texte original) Owril, une fille incarnée par Sirine Ben Rhouma. Cet enfant ne sait plus communiquer avec les autres, mais sait bien le faire quand il est tout seul ou avec des morts. Orwil aime sa tante, elle lui rappelle sa mère défunte. Sa tante Xebobiba est une dame rêveuse.
Elle attend toujours le retour de son amant, qui traversa la mer pour se rendre en Amérique il y a vingt ans, depuis sans traces. Xenobiba cache dans cette maison un précieux trésor qu'elle a hérité de sa sœur et de son père, le trésor de la Maison d'Honneur. Mais Ramon et Amanda, personnage interprété par Meriem El Kamel, travaillant dans ce palais comme une gouvernante, ont une relation bien particulière. En fait, Ramon et Amanda préparent un plan pour s’emparer du trésor et prendre le contrôle de la maison en expulsant Xenobiba et Orwil.
En même temps, Rosina, personnage incarné par l’excellente Fatma Mabrouki, la femme de ménage, bonne fille de la campagne, travaillant dans la maison, ressent la ruse et l’injustice autour d'elle, mais ne peut rien dire ni faire. Cet aspect laisse son personnage en situation toujours perplexe et comique.
Le facteur distribue des lettres à la famille. Xenobiba, dans cette perspective, attend toujours des nouvelles de son amant, mais en vain. En effet, les courriers sont toujours destinés à Ramon ou encore à Amanda, la maîtresse de maison. Du coup, la déception et la tristesse ne quittent plus Xenobiba. Dans ces moments de crises apparait la mère de l’au-delà.
En l’occurrence, la mère jouée par Norhène Jaafer, ayant fait une bonne partition de son rôle, et c’est la partie imaginaire de la pièce, surgit du monde des morts lorsque les événements et les conflits s'intensifient. Elle parle à sa fille Orwil pour l'encourager à soutenir Xinobiba et à maintenir l’honneur de la maison. Peu à peu, Orwil dépasse, au fil de l’avancement des tensions entre les personnages, sa faiblesse et sa peur : elle passe à l'action. Au milieu de ces événements, Amanda et Ramon conspirent et ont écrit une fausse lettre à Xinobiba de la part de son amant et exigent qu'elle leur indique l'emplacement du trésor en échange de la lettre.
Lutte matérielle
Sans décrire tous les détails, la pièce met en représentation l’avidité du gain matériel, celui-ci est recherché comme facilité. Il conduit les membres de la famille à s’entredéchirer après la mort des parents sans aucune règle respectant la dignité humaine. Ainsi, l’œuvre de Casona met en avant la dialectique de la justice et de l’injustice. Le cynisme. L'adaptation du texte par ces six comédiens de l’ISAD était si intense sauf vers la fin : le rythme a baissé un peu.
Au final, on voit le personnage d’Orwil monter puis descendre les escaliers de la maison, situés au fond de la scène. Ceux-ci sont installés sous une forme pyramidale. La performance de l’ensemble des comédiens a été, à vrai dire, riche en émotions, en idées et en visions oniriques. Les personnages, dans une lumière sombre et un éclairage tamisé, parlent dans toutes les couleurs du spectre humain.
Seul grief, la ligne dramatique ne va pas dans une seule direction, ceci perturbe parfois le suivi de la pièce, surtout dans son dénouement. En effet, il y a des sauts, des impulsions et des directions dramatiques multiples. Ceci conduit le spectateur à ne retenir essentiellement que des situations de jeu et pas l’ensemble de la fable : comme celle de la formidable bataille entre Xinobiba et Ramon.
En outre, cet éclairage faible donne l’impression au spectateur d'être dans une cave obscure, et non dans une maison avec sept balcons. La musique, posée par intermittence, a favorisé l'augmentation de l'escalade dramatique. Elle s’insère donc pour accentuer l'état psychologique des personnages et rend compte de l’intensité des conflits des habitants de cette maison. Les costumes et les accessoires ont bien été conçus et renvoyaient à la réalité d’un domicile dans lequel le vivre ensemble devient sous tension entre des individus animés par l’intérêt personnel, le cynisme et l’appât du gain facile. Pièce à voir si elle trouve un producteur prenant en charge cette adaptation très importante dans le 4ᵉ art et méritant d'être connue par le public, car elle est socialement d’actualité.
Merci