La pièce "Le Capitaine", Al-Robane : navire égaré et perte de la boussole humaine
- Nour Jallouli
- il y a 1 jour
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Lors de la 37e édition du Festival de théâtre de Doha, et en présence d'un large public, le 26 mai 2025 à 8 h 00 du soir, heure qatarie, le rideau est tombé sur l'un des spectacles les plus controversés et impressionnants de cette édition : c'est bel et bien la pièce "Le Capitaine", Al-Robane. Celle-ci a mis "le feu à la scène" avec un langage dramatique non conventionnel et une performance visuelle et intellectuelle singulière qui rompt avec le schéma habituel, non seulement en termes de forme, mais aussi de substance.
Ce spectacle mis en scène par Ali Meerza Mahmoud ne s'est pas contenté de briser le quatrième mur, il l'a complètement détruit, transformant la scène en une mer déchaînée, plongeant le spectateur au cœur de la tempête, non pas en tant que récepteur passif, mais en tant que passager d'un navire perdu qui n'a pas le luxe de se retirer ou de se rendre.

La pièce "Le Capitaine" est, de fait, une expérience théâtrale dense et déconstructiviste. Sa symbolique se déroule dans un espace indéfini à bord d'un navire perdu.
Plusieurs personnages aux consciences et appartenances contrastées s'y réunissent, guidés par une figure de capitaine mystérieuse et dont la légitimité est toujours remise en question à la fois par les événements et par les autres personnages de cette fable.
À mentionner qu'il y a une équipe tunisienne qui a participé à ce projet artistique, à savoir Hafedh Kalifa dans la préparation et la scénographie du spectacle. Il était aux côtés de nombreux autres artistes tunisiens qui étaient au back-office de ce spectacle, que ce soit par la création musicale ou encore par la technologie du mapping ou encore par la régie de cette performance.
La forme de cette fable
Sur le plan de la forme, la pièce ne propose pas une intrigue traditionnelle, linéaire, ou un développement dramatique clair, mais se concentre sur des questions existentielles et politiques concernant le leadership, le destin collectif et surtout la perspective.
En effet, à travers des dialogues contemplatifs et une performance expressive misant sur le visuel, la scénographie s'est appuyée sur une installation visuelle et sonore distinctive, favorisant l'opulence de l'acte dramatique des comédiens.
La mise en scène, dirigée par l'artiste Ali Meerza, a présenté une conception visuelle mélangeant la scène théâtrale et la projection cinématographique. L'utilisation des images de fond montrant le navire au milieu des vagues de la mer, ainsi que les vagues mouvantes au premier plan de la scène, a contribué à créer un horizon visuel expressif, transmettant un sentiment de désorientation et d'isolement. Ceci rappelle à certains égards ce qu'avait fait Fadhel Jaïbi dans son chef-d’œuvre Le bout de la mer.
L'éclairage a aidé à installer l'ambiance de l'action ainsi que son univers, notamment dans les moments de tension et d'anxiété. En outre, les effets sonores et le rugissement de la mer accompagnent l'état émotionnel des protagonistes, tandis que la performance de ces derniers était plutôt dans l'expression minimaliste et au service de la forme désirée par le concepteur de cette œuvre.
Dès les premières minutes de la représentation de "Le Capitaine", d'Al-Robane, le spectateur se retrouve en face d'une expérience théâtrale non conventionnelle, ne cherchant pas à imiter la réalité ou à présenter une histoire aux contours bien définis, mais tissant plutôt un espace symbolique chargé de ses propres significations.
Le spectateur est donc mis en immersion à bord d'un navire dont il ne sait pas d'où il vient, ni où il va, ni qui il y a à bord, ni même si le capitaine est le véritable commandant ou simplement un usurpateur du rôle de leader dans un moment de vide.
Aussi, le navire qui constitue l'espace des événements n'est pas présenté comme un lieu réel, mais se transforme en une forme symbolique et esthétique, dont les positions visuelles changent avec les scènes de la représentation.
Parfois, ce bateau est sur scène, parfois devant, et d'autres fois derrière. Ce mouvement multiple renforce le sentiment de changement constant, de perturbation, comme si le navire lui-même ne savait pas sa direction, au même titre que les personnages qui ne réussissent pas à déchiffrer le sens de leur destin.
Narration au service du fantastique
Le texte, écrit par Khaled Al-Jaber, qui vient du monde du roman et de l'essai, a apporté avec lui les caractéristiques de son style narratif clair. La pièce, dans sa structure, tend à un caractère discursif et rhétorique plutôt qu'à une structure dramatique ascendante.
Les personnages ne se développent pas de manière traditionnelle, et leurs comportements ne changent pas progressivement, mais représentent des positions et des idées prêtes, qu'ils expriment directement sans détour. Cela a rendu le dialogue, dans de nombreux cas, direct, voire moralisateur parfois, en contraste avec l'absence d'une montée dramatique tangible.
L'un des éléments les plus remarquables de cette représentation est les effets sonores, en particulier le rugissement de la mer, qui était présent tout au long de la représentation. Cet élément se distinguait par une grande sensibilité et une interaction avec la performance.
Le rugissement de la mer augmentait lorsque l'intensité des scènes montait et que les personnages explosaient dans leurs émotions, et diminuait dans les moments de calme et de contemplation, reflétant avec précision le pouls du moment émotionnel. Cette interaction entre l'effet sonore et la performance a ajouté une couche supplémentaire de tension aux scènes, réussissant à faire de la mer une entité présente mais invisible, toujours ressentie.
Performance des comédiens nécessitant plus de travail intérieur
Quant à la performance des comédiens, la tendance fut malheureusement au style scolaire, ceci était évident. La plupart des acteurs ont compté, en l'occurrence sur la voix plus que sur le corps, rendant la performance extérieure, sans émotions venant de l'intérieur.
Il y a bel et bien une absence de tension corporelle ou de trouble de l'âme, à l'exception de l'actrice, Roua Al-Kalaï, qui a présenté une performance intérieure et extérieure dans une certaine mesure, comparée aux autres acteurs, Abdelwahed Muhammad et Ahmad Al-Khayyat, qui ont adhéré à un style de performance linéaire, se basant sur la récitation des dialogues comme s'ils cherchaient à les terminer plutôt qu'à les incarner dramatiquement.
De plus, la représentation a souffert d'un problème évident dans la prononciation, rendant certaines phrases incompréhensibles, surtout dans les scènes nécessitant une forte émotion.
Bien que le texte soit riche en références symboliques et en connotations politiques et sociales, l'écart entre le texte et la performance était parfois évident. Le texte interroge le pouvoir, pose des questions sur le destin et plonge le spectateur dans un espace de doute, mais ces propositions n'ont pas toujours été traduites efficacement sur scène, et de nombreuses phrases sont restées prisonnières du texte sans trouver leur véritable reflet dans la performance des acteurs ou le rythme des scènes.
Cependant, il est indéniable que la performance a porté avec elle une ambition esthétique. Le metteur en scène a tenté de créer un espace théâtral reflétant les fluctuations de l'espace, du temps et du destin. Certaines scènes possédaient une énergie visuelle particulière, notamment celles où les effets visuels et sonores se mêlaient, avec harmonie, à la performance des acteurs, produisant un moment scénique vibrant de tension et de contemplation.
Une fin épique et hermétique
Le récit de cette fable, "Le capitaine", qui rappelle, toutes proportions gardées, la fameuse histoire de l'arche de Noé, se clôt avec la scène du naufrage du navire, sans explication ni conclusion claire et sans annoncer qui a survécu ou qui a été englouti par les vagues.
Le naufrage n'était pas une fin narrative autant qu'une fin ouverte, chargée de significations que doit rajouter le spectateur. Le naufrage du navire a incarné l'effondrement des sociétés lorsqu'elles perdent leur boussole, lorsque la raison disparaît et que les voix du conflit s'élèvent. Cette métaphore a été également utilisée dans le film Titanic de James Cameron.
La noyade n'est pas une fin, mais plutôt un questionnement sur des sociétés effondrées qui n'ont plus aucune valeur de solidarité. Autrement dit, la pièce pose clairement cette question : combien de fois la société et l'individu qui la compose doivent se noyer avant de s'organiser autrement ?
La pièce se veut donc une expérience "mentale-émotionnelle", dépassant les limites du plaisir visuel pour éveiller le comportement, la pensée et les sens humains de sympathie. La pièce "Le Capitaine" offre ainsi un espace intellectuel de remise en question, d'éveil et de responsabilité pour un théâtre qui ne soit pas simplement un moyen d'évasion, mais plutôt qui secoue le spectateur plutôt que de le réconforter dans ses présuppositions.
"Le Capitaine", au final, est un spectacle qui pose plus de questions qu'il n'apporte de réponses. Il ne cherche pas à plaire, mais à troubler son public. Il ne vise pas à offrir un parcours dramatique traditionnel, mais à inviter à la réflexion et à l'interprétation. Malgré quelques défauts dans la performance des comédiens et une tension dans la diction, l'expérience reste digne d'être méditée, surtout pour ceux qui considèrent le théâtre comme un outil de questionnement et de déconstruction, et non comme une simple histoire racontée. Spectacle à voir en Tunisie, peut-être.
Très beau compte-rendu de la pièce. Bon courage, Nour
On verra peut-être cette pièce en Tunisie