Malédiction de Taoufik Jebali met en scène le bruit, la cacophonie et l'insignifiance des temps présents
Les fidèles du théâtre de Taoufik Jebali ont été bel et bien présents samedi 16 novembre 2024 lors de la énième représentation de sa pièce Malédiction à l'espace El Teatro à Tunis. La méthode Taoufik Jebali est qu'il ne lâche par ses œuvres. Ainsi, il les peaufine en permanence et avec des comédiens différents au fil des années. La première fois que ce travail a été présenté est en hiver 2015. La pièce, durant une heure, dissèque en effet notre temps présent depuis 2011 à travers une forte fibre artistique mêlant divers tableaux de la vie quotidienne, mais aussi d'un univers subliminal dont seul Taoufik Jebali a le secret. Dans la version d'hier jouent tour à tour : Yosr Galaï, Leïla Youssfi, Zied Ayadi, Yasmine Dimassi, Syrine Ben Yahia, Mehdi El Kamel et Sourour Jebali.
Les questions abordées dans ce spectacle, condensant le savoir-faire du metteur en scène, sont le bruit, une société submergée par la cacophonie, des individus irrationnels incapables de formuler des phrases justes, un cycle infernal d'éternel recommencement, un territoire et un vivre ensemble en chute libre et le suicide de l'inventivité dans un milieu politique et social rongé par la routine et le manque d'imagination. En réalité, Taoufik Jebali joue avec l'intelligence du spectateur et miroite avec humour l'absurdité, les paradoxes et les ruses sociales dans notre pays.
Malaise de l'artiste dans la société
L'intrigue de la pièce tourne autour de la dialectique entre l'artiste et la société dans laquelle il vit. Le spectacle aborde le désenchantement du créateur et sa lassitude dans une société vivant dans le chaos et semble courir à sa propre perte. En ce sens, l'artiste trouve du mal à créer dans un écosystème permettant tout juste de végéter et de dormir sans plus. Autrement dit, c'est la dialectique entre la sensibilité de l'artiste et l'irrationalité du monde. Les références sensibles de cet artiste sont des grands du monde créatif. Ils sont respectivement : Stravinski, Hugo, Dali, Beethoven, Dickens et Gustave Mahler.
Le bruit dans Malédiction, ne laissant pas réfléchir, a été illustré par une musique partant dans tous les sens, mais aussi par le retentissement, de temps à autre, de coups de feu. Le spectateur demeure ainsi perplexe, il n'est même pas capable d'identifier le genre du drame devant lequel il se trouve ni le genre de musique qu'il écoute. À certaines séquences de la pièce, on entend par exemple le bruit d'un stade couplé au bruit d'une machine de comptage du rythme cardiaque.
Les bruits mis en scène obstruent exprès donc le discernement et laissent le spectateur pantois. D'ailleurs, au sortir de Malédiction, le spectateur a un sentiment d'inachevé, d'incompréhension et en même temps d'étonnement. Même les personnages ne portent pas d'identité claire. En réalité, le metteur en scène met en épreuve l'intelligence et la capacité d'entendement de son auditoire. Du coup, celui-ci ne sait pas mettre des mots justes sur ce qu'il vient de voir. Surtout et certainement, ce public présent ne sait pas quel jugement porter à ce qu'il vient de voir.
En l'occurrence, les codes utilisés dans la pièce détruisent le cadre de signification ordinaire de tous les jours du récepteur. Le spectacle de ce fait met devant lui, à certains moments de la pièce, un ramassis de ce qu'il entend de plus exécrable au quotidien, mais avec une reformulation et une nouvelle recette suscitant la dérision. Cette dérision passe cette fois dans l'excitation des personnages, dans le stress et la tension.
Esthétiquement
Une heure durant, la pièce ne manque pas de régaler son auditoire par la beauté de sa scénographie et la richesse des tableaux présentés. Autrement dit, la pièce n'est pas un cauchemar dont on a l'habitude de voir dans plusieurs pièces dans notre pays. D'ailleurs, la pièce n'est ni pessimiste, ni optimiste. C'est une pièce folle, déchainée et créative, à l'image du temps que nous vivons. Son rythme est soutenu et l'ensemble des comédiens, qui sont en nombre de sept, ont excellé dans l'illustration de la montée de l'insignifiance dans plusieurs scènes qu'ils ont incarnées. Insignifiances du deuil, de la séparation et des multiples frustrations. En plus de l'insignifiance, il y a la désorganisation du foyer, du comportement, de la relation et de l'expression. À titre d'exemple, un des personnages dit : "Azzouz (le nom d'un homme) vient d'obtenir une grâce dans un contexte d'amnistie législative générale, maintenant, il est hôtesse (alors que c'est un homme) au Soudan".
Cette œuvre met, en outre, les projecteurs sur le sentiment d'incapacité, la non-action face à l'injustice, le silence face au mal produit par le puissant et sa machine de guerre infernale, la non-intervention face au délit saillant, l'observation d'un vol de toute une patrie et l'inertie ambiante. Tous ces paradoxes de notre temps actuel sont mis en scène avec une beauté se concrétisant avec des rideaux, des photos, l'invocation de la pluie, les parapluies et des lumières à multiples couleurs. Ces artifices sont mis au service d'une technique de mise en scène d'une grande maturité, digne d'un homme de théâtre réussissant à maintenir une "lucidité destructrice"* dans l'ensemble de ses œuvres.
La sémiologie de ce spectacle tourne autour d'un appel à l'éveil des consciences, de la créativité, de la solidarité à un moment où le sentiment d'appartenance par l'implication dans les problèmes à la fois sociaux et mondiaux est de plus en plus en perte de vitesse.
Entre l'artiste et sa société dominée par les femmes, il y a un personnage parasite : l'homme peureux, perdu, incapable, mesquin et très vulnérable. En dernier ressort, un clin d'œil à la prestation de Yasmine Dimassi donnant véritablement beaucoup de charme et d'élégance à cette pièce. Celle-ci ne cesse de s'améliorer. L'œuvre Malédiction est objectivement à voir sans aucune réserve comme l'illustre bien ce petit témoignage du jeune homme de théâtre Fedy Kahlaoui à la sortie de cette performance polysémique.
Ce témoignage, cet avis, met l'accent donc sur la violence du monde présent où tous les protagonistes, innocents comme gourous, nagent en eau trouble. C'est une pièce invitant au voyage éternel, à la régénération et à l'espoir surtout vers sa fin.
*L'expression est de Roland Barthes de son livre Mythologies.
Merci pour cet excellent article donnant envie de voir la pièce