Ad Vitam de Leila Toubel : pamphlet d'une société atomisée... et optimisme
Samedi 18 janvier 2025, le public s'est déplacé en grand nombre à la salle du quatrième art à Tunis pour assister, vers 19 h 15, à l'avant-première de la pièce de Leila Toubel, Ad Vitam avec comme assistante à la mise en scène Amen Nciri. Cette représentation est le fruit d’une coproduction entre le Théâtre National Tunisien et la compagnie Resist'Art. La pièce s'inscrit dans la catégorie du Théâtre de narration dans lequel chaque personnage de la pièce déverse les quantités de problèmes traversant son vécu, mettant le spectateur comme témoin.
Leila Toubel, dans la filière théâtrale locale, n'est plus à présenter. Elle a atteint en effet le stade de la reconnaissance et travaille de plus en plus sur la transmission de son savoir-faire aux jeunes talents. Sa signature artistique a été forgée, au fil de 40 ans de travail, dans l'autodidaxie, le militantisme et la passion pour les planches. Longtemps au Théâtre El Hamra aux côtés de feu Ezzeddine Gannoun principalement en tant que comédienne, Leila fonde, après des années de pratiques théâtrales, en 2014, la compagnie Resist'Art. En gros, les œuvres de Leila Toubel miroitent sa personnalité et ses préoccupations non seulement en tant qu'artiste, mais aussi en tant qu'intellectuelle engagée et préoccupée par la banalisation de la violence de toute sorte dans notre façon d'envisager le vivre en société.

C'est dans ce contexte que la pièce Ad Vitam voit le jour pour donner libre expression à la pensée de Leila Toubel à travers le récit théâtral et la performance des comédiens qu'elle mobilise ; elle qui a fait ses adieux à la scène en tant que comédienne au Théâtre Romain de Carthage lors de son monodrame, "Yakouta", un certain samedi 13 aout 2022.
Leila Toubel, dans Ad Vitam fidèle à son style théâtral
Dans cette dernière pièce, cette fois dans la position de metteure scène, Leila Toubel, préserve son style théâtral. En d'autres termes, dans cette représentation, la femme de théâtre présente un pamphlet, une diatribe de nos sociétés actuelles qui évoluent en se déshumanisant. Ad Vitam narre, en l'occurrence, l’histoire de Donia (appellation dans le sens en arabe signifiant la vie), une petite fille très vite emportée par un monde mystérieux pour quitter à son plus jeune âge le monde des humains, car celui-ci devient très agressif, irrespectueux de la dignité humaine, et de plus en plus automatisé.
Par conséquent, c'est l'innocence qui n'a plus de place dans ce monde vécu où tout un chacun est évanoui dans des problèmes à verse. En ce sens, la pièce est un va-et-vient entre la symbolique et le réel. Elle se clôt toutefois avec un brin d'optimisme avec la figure du papillon connotant la métamorphose, l'espoir et l'arrivée du printemps après un long hiver lugubre, douloureux et glacial.
Petit extrait de la pièce ©culturetunisie.com
Sur scène, les comédiens Maya Saidane, Assala Najjar, Dina Weslati, Faten Chroudi, Khadija Mahjoub et Oussama Chikhaoui mitraillent des mots et des souffrances dans le visage des uns et des autres. Dans une grande majorité du spectacle, ils expriment leurs difficultés à s'adapter à un monde vécu devenant progressivement méconnaissable. Sur le plan esthétique, même s'ils s'expriment en colère, leur façon de discourir est érotique puisqu'ils se collent quand ils parlent au point presque de s'embrasser, de flirter, ou peu s'en faut. C'est un choix artistique porté sur le tactile en alternant proximité physique et surcharge émotionnelle. Ce sont donc des personnages se consommant et se consumant dans l'allégresse et la mélancolie. Le jeu de ces comédiens est également entrecoupé par quelques chorégraphies conçues par Ammar Ltifi.
Les comédiens performent ainsi sur fond d'un mur troué, comme un fromage, Emmental, coupant la scène en deux, séparant l'intrigue de cette pièce, entre monde terrestre et monde céleste. Les costumes conçus par Marwa Mansouri et le travail de lumière de Sabri Atrous favorisent une mise en scène visuellement captivante, complétée par un mapping original créé par Mohamed Badr Ben Ali.
Cette pièce, surtout vers la fin, fait écho à ce qui a été développé par le penseur Edgar Morin, celui-ci disait, en comparant la vie de l'individu à la chenille, dans une interview parue au journal l'Humanité : "Il faut penser à la chenille qui s’enferme dans un cocon pour devenir un papillon. Elle se détruit complètement pour devenir autre. Dans l’histoire humaine, le monde est plein de métamorphoses. La nouvelle n’aura lieu qu’à l’échelle planétaire. L’ensemble des relations, de l’organisation va se modifier et il est aujourd’hui impossible de prévoir la forme que prendra cette nouvelle société-monde. J’ai abandonné l’idée de révolution pour deux raisons. La première correspond à l’objectif de ne plus accréditer l’idée que « du passé faisons table rase ». Nous avons besoin de toutes les cultures du passé, de tous les acquis de la pensée passée. L’idée de métamorphose porte à la fois la rupture et la continuité. La deuxième voulait laisser derrière l’idée que la révolution était d’autant plus authentique qu’elle était violente. La violence est parfois inévitable, mais c’est une erreur de penser qu’elle est justifiée et nécessaire car, alors, elle appelle d’autres violences"*.
Au final, le sens de la pièce est bel et bien un appel à la rupture dans la continuité, il va ainsi dans la nécessité d'un changement positif et radical de notre être ensemble, mais aussi de notre devenir. D'ailleurs, cette nouveauté est incarnée par l'esprit jeune dominant cette pièce. En d'autres termes, tous les protagonistes sont aux fleurs de l'âge. Par ce choix, Leila Toubel souhaite mettre en avant un nouveau futur plein d'optimisme, d'énergie, surtout quand Ad Vitam se termine avec des bouquets de fleurs, un monde vraisemblablement enchanté et en tout cas bien meilleur.
Excellent article, merci Dali