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  • Mohamed Ali Elhaou

Mohamed Jaoua à l'occasion de la 38ᵉ édition de la foire du livre : « l'imagination technique est la clé de l'individu de demain »

À l'occasion de la 38ᵉ édition de la foire du livre qui se déroule actuellement au Kram, nous republions l'entretien avec le mathématicien et homme de culture Mohamed Jaoua en ces temps de sortie de son opus Destin d'un Sta' un mathématicien entre deux siècles. C'est une opportunité en effet de lui poser des questions sur comment évolue l'enseignement, le savoir, ladite intelligence artificielle et la politique dans notre pays. Des mondes entrelacés.


Mohamed Jaoua, Mathématique, Foire du livre, Tunisie

Pour Mohamed Jaoua, le progrès scientifique sur tous les plans est la mère des batailles dans cette ambiance de guerre de civilisations. En outre, il considère que c’est la science avec conscience qui fait le mérite et l’honneur de l’humanité.  Mohamed Jaoua est un mathématicien ayant beaucoup œuvré pour construire le domaine de l’éducation et de la recherche scientifique dans notre pays. Il est Docteur ès-sciences mathématiques de l’Université Pierre et Marie Curie. Il a été chercheur à l’INRIA et à l’Ecole Polytechnique (Palaiseau) de 1975 à 1983, avant de rejoindre l’ENIT en qualité de Maître de Conférences puis de Professeur. Il a contribué à la réforme des études d’ingénieur dans les années 90, fondant ainsi et dirigeant le pôle d’excellence scientifique composé de l’IPEST et de l’Ecole Polytechnique de Tunisie. De retour à l’ENIT en 1995, il y fonde le LAMSIN, principal laboratoire de recherche en mathématiques appliquées dans notre pays, au sein duquel est abritée de 2003 à 2008 la Chaire UNESCO « Mathématiques et développement » dont il était le titulaire. Il rejoint ensuite l’Université Nice Sophia Antipolis pour contribuer à la création de son école d’ingénieurs Polytech’Nice-Sophia. Il en est détaché en 2010 auprès de l’Université française d’Égypte, dont il assure la vice-présidence de 2012 à 2015. Retour au bercail en 2015, au sein du groupe Esprit dont il est l’un des trois fondateurs, il met sur pied Esprit School of Business dont il est le directeur général jusqu’en 2021. Depuis, préférant l’activité au repos, il a rejoint avec, avec son ami de route et complice de longue date, Mohamed Naceur Ammar, l’école d’intelligence artificielle Pristini School of AI – qu’il dirige - à Sousse.


Mohamed Jaoua est un exemple de persévérance ayant réussi, sans exagération, tous les projets qu’il a entrepris durant sa carrière professionnelle. Son credo, c’est le collectif : "on ne peut pas réussir seul" dit-il. Ce qui fait que c’est aussi un personnage engagé sur le plan politique, surtout durant la dernière décennie de la présidence d'Habib Bourguiba. Pour comprendre le temps présent, mais aussi connaitre son actualité, nous lui avons posé ces quelques questions.

 

Quelle place occupe aujourd’hui le scientifique dans l’espace public ?


Pas très grande hélas, il faut bien le dire. Il n’y a qu’à observer les résultats du Bac de l'année 2023 :  8% de bacheliers Maths, alors que les mathématiques sont devenues une discipline structurante du monde. Galilée disait déjà que l’univers est écrit en langage mathématique. Cette citation est d’autant plus vraie de nos jours, à l’heure de la science des données et de l’intelligence artificielle triomphantes. Toutes les compétences du XXIe siècle ont pour socle principal les sciences mathématiques, lesquelles sont en train de transformer tous les paradigmes du développement et de l’économie.


Mon ambition, c’est d’utiliser ce puissant moteur que sont les mathématiques, la seule chose que je sache faire au demeurant, pour développer notre université et permettre à notre pays de peser dans la science et l’économie mondiales. Mais comment le faire ? En même temps, j’ai toujours gardé cette conviction que la formation des jeunes générations à devenir des citoyens engagés est tributaire de l’esprit critique et de la capacité d’analyse que l’école est capable de leur inculquer. Ces deux éléments nécessaires sont également indispensables à la formation des futurs citoyens éclairés qui participeront à leur tour au développement de leur pays.

 

En ce sens, de quelle façon avez-vous appréhendé la politique ?


Mon rapport personnel à la politique a évolué au cours du temps. J’ai connu une dizaine d’années d’engagement intense dans la politique partisane, au sein du Parti communiste tunisien (PCT). Ce parti n’était pas alors reconnu, c’était l’ère du parti unique. Bien avant mon retour au pays en 1983, la question me taraudant alors était de savoir comment concilier le mathématicien et le citoyen engagé, deux aspects de ma personnalité essentiels à mes yeux. Je n’ai pas toujours su faire cette conciliation, notamment pendant les périodes les plus critiques de l’histoire de notre pays. Périodes durant lesquelles mon engagement politique a pris le dessus sur la science, allant jusqu’à menacer la place de cette dernière dans ma vie.


Avec le temps et la pratique du terrain, il m’est apparu que ma contribution au développement du pays, car c’est d’abord de cela qu’il s’agit quand on s’engage en politique, serait plus significative - plus satisfaisante aussi - dans la construction universitaire et scientifique plutôt que dans le politique stricto sensu. Puisque c’est là que j’ai le plus de valeur ajoutée à apporter. J’ai donc décidé de m’y cantonner, sans que cela m’empêche d’intervenir ponctuellement dans le débat public, sur tous les sujets me concernant. Sachant qu’ils m'impliquent tous, bien évidemment, en tant que citoyen.

 

Ne pensez-vous pas qu’il y a un déficit aujoud'hui de leadership sur le plan politique ; voire même une démission des élites qui savent réellement diriger le pays ?


En fait, nombre de nos concitoyens font une confusion en pensant que le monde politique se réduit à une question de compétences techniques. La politique, en tant qu'action large, est d’abord à mon sens une affaire de culture et d’imagination. Certes, la meilleure école pour apprendre la politique reste celle du terrain, du débat public, de la démocratie et de la confrontation des idées ; lesquels nous ont fait défaut jusqu’en 2011. Ce qui explique, en partie, quelques-uns de nos déboires depuis. Toutefois, pour diriger un pays ou même un département ministériel ou une institution publique, l'engagement politique n’est pas suffisant. Il faut un minimum de professionnalisation, de formation théorique et de pratique de la gestion des choses de la cité, en commençant par celle des plus petites. Or, nous n’avons pas de structure permettant aux futurs professionnels de la politique de se former à l’exercice de cette profession et de ce fait de dévolopper leurs compétences en ce sens. La plupart d’entre eux viennent de la "société civile" et ont appris le métier sur le tas, ce qui est nécessaire, mais loin d’être suffisant.


Le champ politique est un champ à part entière, un champ global qui doit certes rester ouvert à toutes les compétences. Il a aussi ses propres exigences en la matière. Il ne peut donc se satisfaire de n’être investi que par des acteurs qui ne le maîtrisent pas.

 

Le citoyen ici et maintenant justement ressent un malaise même s’il détient des connaissances. Ce malaise est en partie lié à la possibilité de trouver un chemin cohérent et surtout porteur d’avenir dans un univers de plus en plus violent, c'est ce qui nous amène à la solution poltique, n'est ce-pas ?


Les paradigmes de l’éducation et de la vie professionnelle n’ont pas évolué aussi rapidement que leur siècle. Pour s’en rendre compte, il faut rappeler que le mot intelligence artificielle (IA) était à peine évoqué il y a cinq ou six ans dans les discours et les discussions. Ce qui paraissait alors comme un objet du futur est aujourd’hui devenu essentiel et central dans toutes les disciplines et filières. La grande difficulté de l’époque actuelle, c’est donc de savoir surmonter l’obsolescence rapide des compétences et des savoirs qui la caractérise. Pour ce faire, les étudiants et même les citoyens doivent acquérir la capacité à créer eux-mêmes leurs propres connaissances à l’heure où celles-ci, surtout celles à caractère technique, sont, très vite, mises en défaut. De façon générale, ce qui importe le plus à tout individu, c’est d’avoir la faculté d’évoluer avec son temps et de ne pas se reposer sur ses lauriers, sur ses acquis scolaires : j'appelle donc à une auto-politique.


Pour l’enseignement comme pour tout, la culture joue un rôle déterminant. Niels Bohr, prix Nobel de Physique en 1922, écrivait déjà à cet égard que « ce n’est pas en améliorant la bougie qu’on a inventé l’électricité ». En d’autres termes, c’est en regardant chez le voisin et pas en s’enfermant dans sa propre spécialité qu’on fait progresser cette dernière. Il faut donc casser les codes, apprendre à raisonner out of the box, ne pas se contenter de l’appris, de l’outrepasser et d’être attentif à ce qui se passe hors de votre zone d’expertise et de confort.


Notre système scolaire et universitaire continue au contraire à obéir à des paradigmes hérités du siècle dernier. Ces modes de s'organiser privilégient la spécialisation à outrance des individus et érigent des frontières insurmontables entre les disciplines. Des paradigmes adaptés à la société industrielle d'Henry Ford : celle de la division à outrance du travail et de la robotisation de l’humain. À l’heure où c’est présentement le robot qui "s’humanise", nous devons penser à une autre organisation et à d’autres manières de faire. Nous devons donc inventer une autre pédagogie aussi, pour faire face aux défis du siècle dans lequel nous vivons.


Dernière question, pour résumer votre parcours, c’était toujours l’exigence de l’excellence...le message de votre dernier livre aussi ?


Il faut d’abord définir ce qu’on entend par excellence. S’agit-il seulement de celle que révèlent les performances scolaires comme on a tendance à le penser dans notre pays ? Cette acception était la mienne dans les années 90, lorsque j’ai bâti l’IPEST et l’École Polytechnique de Tunisie. Il s’agissait alors de rendre encore plus excellents ceux qui l’étaient déjà, de ne pas les perdre dans un système universitaire pouvant les gâcher. Cependant, j’ai depuis longtemps dépassé cette vision restrictive des choses, que j'exprime dans mon dernier livre. Je suis persuadé qu’il y a en chaque individu une part d’excellence qu’il appartient à l’éducation de révéler. Si on parle des Mathématiques par exemple : qui peut admettre que les compétences tunisiennes en la matière se réduisent aux 8% de bacheliers Maths de 2023 ?


Autre exemple : interrogé sur le pourquoi du Code du statut personnel (CSP), dont personne – à commencer par les femmes – n’était demandeur, Bourguiba avait révélé sa clairvoyance et son génie en répondant : « parce que je ne peux pas construire une nation en tournant le dos à la moitié de sa population ». Alors, comment prétendons-nous gagner notre place dans un monde devenu mathématique alors que plus de 90% de notre population tourne le dos aux mathématiques ? Confronté à un décalage similaire il y a plus de trente ans, Singapour avait inventé une méthode inclusive d’enseignement des Maths. Celle-ci a porté en quelques années ses fruits, en amenant ses élèves aux premiers rangs du classement PISA, alors qu’ils se traînaient auparavant dans ses profondeurs.


À l'image de Singapour, il s’agit pour nous de prendre le taureau par les cornes en cessant de nous cacher derrière notre petit doigt. Il est question donc d'être au diapason de la digitalisation de la culture du plus grand nombre, et pas seulement de voir et de rendre compte de l’excellence dans ces disciplines d’une petite minorité. C’est ce que les anglo-saxons appellent la Digital literacy, et c’est l’excellence démocratisée que requiert ce siècle. À l’image de ce qu’a été l’alphabétisation du plus grand nombre pour le siècle dernier.


C’est à cette tâche que Pristini School of AI, entre autres, a décidé de s’atteler, pour faire en sorte que l’intelligence artificielle devienne l’affaire de tous et de chacun, et pas seulement celle des experts. Et ce quel que soit le métier auquel chacun se destine, car tous les métiers sans exception seront, et de plus en plus chaque jour, demandeurs d’intelligence artificielle et de capacités d'adapatation.


Propos recueillis par Mohamed Ali Elhaou


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