Olfa Kammoun, Directrice du Pôle de l’Étudiant-Entrepreneur de l’Université de Tunis : « l’axe art et culture est stratégique dans l’encouragement de l’entrepreneuriat »
Dans le cadre de la création par l’Université de Tunis du Pôle de l'Étudiant Entrepreneur au sein du même établissement, (PEE-Université de Tunis), nous sommes allés à la rencontre de la première responsable de ce projet, Professeure Olfa Kammoun. Experte en innovation et accompagnement entrepreneurial, elle enseigne à l’École Supérieure des Sciences Économiques, ESSEC de Tunis.
Professeure Olfa Kammoun, Directrice du PEE de l'Université de Tunis
Professeure Olfa Kammoun mène depuis des décennies des recherches sur les questions de l’innovation en rapport avec le monde professionnel, l’entreprise et de manière générale l’entrepreneuriat. Aujourd’hui, avec une équipe de chercheurs et d’enseignants de l’Université de Tunis, elle chapeaute le projet PEE-Université de Tunis. Ce projet a été mis en place depuis juin 2023. Le but de cet entretien est de savoir plus sur ce projet original conduit en collaboration avec l'Agence Universitaire de la Francophonie (AUF).
Comment est venue l’idée de l’entrepreneuriat à l’échelle institutionnelle et plus particulièrement à l’Université de Tunis ?
Avant d’être un projet de l’Université de Tunis, l’entrepreneuriat constitue aujourd’hui l’un des piliers de la stratégie de l’université innovante et entrepreneuriale mise en place par le Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (MESRS). La création des Pôles des Étudiants-Entrepreneurs s’est faite pour fédérer et structurer les activités liées à l’entrepreneuriat au sein de l’Université de Tunis. Celle-ci est présidée par Habib Sidhom qui a eu la brillante idée de mettre un processus de l'université créative et créatrice de valeurs en mars 2019 et d'organiser une première rencontre sur l'entrepreneuriat en 2022 dans le cadre du projet PAQ DGSU.
Institutionnellement, l’université a commencé par l’introduction de modules d’enseignements transversaux dans différents plans d’études au sein des différents établissements en licences et en masters. En ce sens, la formation entrepreneuriale est bien ancrée dans certains établissements. De même, l’Université de Tunis a déjà pris l’initiative de créer des structures d’incubation comme l’incubateur académique créé en 2017. Nous attendons que nos étudiants soient, peu importe leur niveau de scolarité, de la licence jusqu’au doctorat, force de dynamisme et d’autonomie.
De cette microstructure, l’Université de Tunis a eu l’idée d’encourager la naissance de Pôle de l’Étudiant-Entrepreneur de l’Université de Tunis (PEE-Université de Tunis). Ce Pôle vient de naitre en juin 2023 et s’insère donc dans une vision stratégique mise en place par l’Université de Tunis qui met l’innovation et l’entrepreneuriat au centre de son plan d’orientation stratégique.
L’entrepreneuriat, vision stratégique ?
Effectivement, à notre époque actuelle, l’auto-emploi et l’initiative privée sont devenus une obligation où il est de plus en plus question d’indépendance. En effet, ce Pôle que nous avons mis en place vise tout autant à former les étudiants que les formateurs. Ces derniers seront engagés dans ce processus de sensibilisation et de mise en œuvre de l’entrepreneuriat. Dans le cadre du Pôle, nous sommes en train de réfléchir ainsi à une nouvelle méthodologie d’enseignement de l’entrepreneuriat ; laquelle consiste à recourir à la pédagogie participative par son biais l’étudiant participe dans le cours le maximum possible. En ce sens, le cours n’est plus enseigné de façon traditionnelle, mais plutôt avec une nouvelle démarche basée sur les jeux, sur la participation de l’étudiant dans la salle de classe. L’autre dessein de ce Pôle que nous venons de créer est l’accompagnement des étudiants dans la réalisation de leurs projets selon une méthodologie fondée sur un référentiel de compétences entrepreneuriales.
Processus d'incubation de l'Étudiant-Entrepreneur à l'Université de Tunis
Notre but derrière ce Pôle est donc non seulement d’inciter les étudiants à créer leurs projets propres, mais également et surtout à mettre sur pied cette posture entrepreneuriale. Même si l’étudiant, peut ne pas arriver au bout de son processus entrepreneurial, cela n’empêche qu’il gagnera le fait d’avoir forgé ses compétences entrepreneuriales propres. De cette façon, après une expérience au sein d’une entreprise, il peut toujours avoir cette possibilité de travailler pour lui-même et de mettre en place son propre business. Sous cet angle, le Pôle garantit non seulement la création effective des projets, mais aide plus spécifiquement à faire émerger cette orientation entrepreneuriale et autonome chez l’étudiant. Dans cette perspective constructiviste, on aborde comment construire une attitude entrepreneuriale et comment favoriser l’attention entrepreneuriale. On développe de plus le leadership, la motivation, la saisie des opportunités, l’élaboration d’un business-plan, l’élaboration d’un business modèle, la viabilité du projet, le calcul de la rentabilité d’un projet et la fixation des objectifs SMART. C'est donc des outils que l’Université de Tunis donne. Si l’étudiant réussi à trouver son chemin, tant mieux, sinon il trouvera ces outils et ces compétences pour créer sa propre activité un de ces jours.
Le contexte économique et social actuel favorise-t-il l’entrepreneuriat ?
Du point de vue de l’Université de Tunis, je dirais oui effectivement. Notre structure, qui est le Pôle de l’Étudiant-Entrepreneur, a pour mission de gérer les nouvelles formations corrélées à l’entrepreneuriat : formation juridique, comptable et administrative. Notre structure fédère les questionnements et les formations liés à l’entrepreneuriat. Le Pôle a la charge de gérer concrètement l’entrepreneuriat à l’échelle des établissements appartenant à l’Université de Tunis. Ils sont de l’ordre de 15 établissements. S’intéresser à l’entrepreneuriat, c’est de facto envisager une approche transversale et multidisciplinaire.
Le Pôle de l’Étudiant-Entrepreneur offre un statut particulier ? En quoi consiste ce statut ?
Le Statut National de l’Étudiant-Entrepreneur (SNEE) représente le cadre réglementaire définit par le Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique afin de consolider les initiatives entrepreneuriales entreprises par les étudiants. C'est un statut spécial accordé aux étudiants porteurs d'idées et de projets innovants. Le statut permet aux Étudiants Entrepreneurs (EEs) de bénéficier de différents avantages académiques, de formation, d'accompagnement et de réseautage. Le statut propose trois niveaux (initiateur, innovateur et promoteur) qui sont attribués aux EEs selon le degré de maturité du projet.
L’étudiant sélectionné, et qui rentre dans ce processus d’incubation, sera accompagné par des enseignants spécialisés et aura la caractéristique et le statut de l’Étudiant-Entrepreneur. Ce statut qui professionnalise l’étudiant sera mis en vigueur après une sérieuse sélection des candidats selon leurs capacités à innover, à entreprendre et surtout selon la faisabilité de leur projet. Parmi les conditions d’éligibilité figurent le fait d’avoir une idée opérationnelle de projet, qui soit originale, innovante et que l’étudiant soit encore inscrit à l’Université de Tunis.
Quid de l’art et de la culture ?
L’art et la culture sont un axe stratégique pour l’Université de Tunis. C’est ce qui la distingue des autres universités. Nous mettons, en effet, l’accent sur les projets rentrant sous la bannière des industries culturelles et créatives. On privilégie, en deuxième lieu, l’axe intelligence artificielle et technologie. Dans cette perspective, le numérique, c’est un dispositif transversal d’enseignement pouvant toucher plusieurs filières scientifiques. En ce qui concerne ce premier axe, qui est l’entrepreneuriat dans l’art et la culture, nous avons entrepris des actions communes avec l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Tunis (ISBAT), l’Institut Supérieur d’Art Dramatique (ISAD) et l’Institut Supérieur de Musique de Tunis (ISMT) dans le but de faire participer les étudiants de ces institutions au Pôle de l’Étudiant-Entrepreneur de l’Université de Tunis. Il est à souligner que le Pôle travaille en partenariat avec des acteurs de l’écosystème entrepreneurial dans les industries créatives comme le TIC DCE, le creativ Hub_CONECT et la Fondation Kamel Lazaar. Des référents en entrepreneuriat sont recrutés dans chaque établissement afin d’accompagner les Étudiants-Entrepreneurs.
Les référents mobiliseront par la suite des experts en art et culture qui joueront le rôle de mentors. Si l’on prend ce domaine en particulier. Par professionnel, je veux dire des start-uppeurs qui savent comment faire avec précision et qui seront disponibles pour transmettre aux jeunes leur savoir-faire. Dans le domaine de l’art, le business modèle est différent. Dans la sphère artistique, le projet culturel est le plus souvent considéré comme étant à but non lucratif. Or, en réalité, ceci n’est pas tout à fait vrai.
Dans le cas d’un entrepreneur de spectacles par exemple, le spectacle peut représenter une grande source de revenus. D’ailleurs, pour former une troupe théâtrale, celle-ci, pour qu’elle soit viable et rentable, doit avoir un producteur, donc de l’argent. Dans cette perspective, il faut tenir compte de deux choses : les sources de revenus dans ce business modèle de ce genre d’activités peuvent provenir ou bien des subventions de l’État, c’est-à-dire du Ministère des Affaires Culturelles, ou bien les projets culturels supportent très bien le mécénat. En ce qui concerne ce dernier point précisément, des entreprises peuvent attribuer des dons au détenteur de projet culturel et artistique. En ce sens, on parle des organisations, des fondations culturelles. Au-delà de ces deux choix que je viens de citer, il y a un troisième choix, à savoir que l’entreprise culturelle et artistique soit rentable par elle-même. Sous ce point, les spectacles pour un entrepreneur peuvent être rentables grâce à l’intelligence de la proposition pouvant drainer un grand public sans l’intervention des mécènes ni des subventions de la part de l’État.
Ainsi, à côté du projet lui-même, l’Étudiant-Entrepreneur dans le domaine de l'art et de la culture doit penser aux méthodes de marketing et de communication afin de faire connaitre son travail créatif. Il doit en outre penser à comment avoir un budget pour la diffusion communicationnelle de son projet. Aussi, il sera question pour la réussite de son projet de bien choisir l’équipe avec qui il doit travailler. En ce sens, le détenteur de projet est censé avoir des compétences de chasseur de tête pour pouvoir bénéficier de membres à valeur ajoutée dans le groupe.
Au final, le Pôle de l’Étudiant-Entrepreneur investit dans les idées ?
L’insertion de l’étudiant dans le Pôle est tributaire de ces trois éléments : une idée réalisable, rentable et viable. La viabilité d’un projet artistique est en fait l’assurance qu’il va être financé sur la longue durée. Autrement dit d’avoir des ressources pérennes et diversifiées. D’ailleurs, au côté de l’idée, la motivation est très importante pour rentrer dans le processus d’incubation mis en place par le Pôle. On peut détecter cette motivation à travers le Pitch, le discours de présentation de l’étudiant de son idée de projet, devant un jury.
Notre capacité d’accueil va être de 80 étudiants. Cette quantité d’étudiants n’est pas forcément égale au nombre de projets. En l'occurrence, 80 étudiants peuvent signifier, à titre d’exemple, 20 projets réalisables. Notre ambition est donc d’accepter des équipes de travail pour qu’ils puissent innover et apprendre la professionnalisation ensemble. Ces étudiants acceptés travailleront dans l’incubateur se trouvant dans le Pôle ou bien dans les antennes disséminées dans les différents établissements de l’Université de Tunis. Les établissements qui n’ont pas de lieu de travail pour les Étudiants-Entrepreneurs seront épaulés par le Pôle. D’ailleurs, dans le Pôle même, on peut fournir aux étudiants des ordinateurs pour qu’ils puissent travailler dans des conditions optimales et confortables.
Au côté de l’investissement dans les idées, il y a bien évidemment les ressources matérielles, c’est-à-dire les espaces de coworking et les incubateurs. Ces ressources sont ainsi à la disposition des étudiants sélectionnés. Aussi, il n’y aura pas de chevauchement ou de dérangement du cursus universitaire. Le statut de l’Étudiant-Entrepreneur favorisera une certaine souplesse dans la validation de certains modules d’enseignement, notamment ceux qui seront liés à l’entrepreneuriat. En ce sens, par exemple, la note du module entrepreneuriat sera plus accordée sur l’expérience de l’incubation du projet que sur l’enseignement théorique donné lors du cours magistral classique à l’université. Le but est d’alléger donc l’emploi du temps de l’Étudiant-Entrepreneur pour qu’il se consacre entièrement au cursus entrepreneurial et pratique. Le projet du Pôle peut faciliter également la réalisation du Projet de Fin d’études (PFE) dans la mesure où le premier remplace le second.
Au-delà des idées et des projets, l’entrepreneuriat est une tendance lourde à la fois dans l’enseignement, dans la vie professionnelle et même dans la vie sociale que l’Université de Tunis prépare progressivement. La création du Pôle est un programme qui se projette réellement sur la longue durée. Les étudiants doivent savoir qu’ils ont d’autres possibilités qui consistent à lancer leurs projets à l’intérieur même de l’Université, comme cela se fait aujourd’hui dans la plupart des universités du monde. Notre objectif dans le Pôle est que les idées de départ se transforment en start-ups faisant parler d’elles en bien, c’est-à-dire en réussites.
Propos receuillis par Mohamed Ali Elhaou
Entretien réalisé le 17 janvier 2024
©Culture Tunisie
Bonne continuation à l'Université de Tunis et bravo à Habib Sidhom qui a réussi à insuffler une dynamique de travail au sein des différents établissements... bonne courage à tous