Alerte à l’ouragan d'Ibrahim Letaïef met en miroir une société ne sachant plus sur quel pied danser
Vendredi 12 avril 2024, au troisième jour de l’Aïd, le film d’Alerte à l’ouragan, réalisé par Ibrahim Letaïef, l’un des plus importants réalisateurs de notre pays, est en salle au Palace, entre autres, à la capitale Tunis. Ibrahim Letaïef produit et réalise des films depuis la fin des années 90. Ce film Alerte à l’ouragan dure une heure et vingt minutes, sa bande son est très originale, fruit du travail de Nessrine et Wael Jabeur. D’habitude, les œuvres d'Ibrahim Letaïef sont plus vivantes, dynamiques, optimistes que celui-ci.
L'acteur Houssem Sahli dans une scène du film
Le réalisateur nous a habitué à des films racontant des histoires heureuses et dans lesquels il existe un travail de recherche sur le maquillage, les costumes, les plans de tournage et aussi des architectures extérieures belles, voire une recherche au niveau des couleurs et des éclairages. Dans ce film, la seule grande prouesse, pas la moindre, c’est la mise en scène de l’ouragan. Sinon, le décor et les plans de tournage sont le plus souvent intérieurs ; ce qui accentue l’aspect fable du film au détriment de son réalisme.
Film théâtral
Alerte à l’ouragan est donc un film comportant plusieurs acteurs de talent. Ces comédiens proviennent principalement du monde du théâtre (voir affiche-ci dessous). Sur le plan de la forme, le film est situé dans une maison d’hôtes faite pour accueillir des personnes faibles, fauchées et célibataires. Ces personnes sont adultes et souffrent d’inadaptation à la vie. Ils vont aller dans un endroit à l’écart, au milieu des oliveraies, pour essayer de trouver l’âme sœur. Au fil de l’évolution des événements, le spectateur remarque que la plupart des personnages appartiennent à une génération sacrifiée. Ils sont visiblement farfelus, endettés, ne savent plus sur quel pied danser. Tous sont égarés, y compris la propriétaire de cette maison qui ne sait pas comment la gérer et la rendre rentable. En ce sens, la performance des comédiens mobilisé dans ce film a été très crédible et le jeu convaincant ; même s'il y a des visages très consommés comme celui de Chedly Arfaoui ; acteur très confirmé par ailleurs.
Personnages déséquilibrés
Le temps venteux dans une bonne partie du film rajoute une couche à cette perturbation, à ce manque d’équilibre généralisé et à cette absence de repères sociaux, sciemment voulus dans les différentes séquences de cette œuvre intelligente. Dans le récit, au milieu de ces personnages se trouve une femme enceinte. L’ouragan frappe fort, des citoyens passent à l’écran de la télévision ; les news sont portées par un journaliste travaillant en tout temps et en tous lieux : seul moyen pour les personnages enfermés pour connaitre ce qui se passe à l'extérieur. Dans sa vie, le journaliste n’a plus que sa mère malade et pour qui il ne trouve plus le temps de s’en occuper. En même temps, il a le devoir de l’information ; même si les conditions d’élaboration de celle-ci sont très précaires.
Dans cette ambiance de personnages perdus et enfermés ensemble dans la maison d'hôte, le journal télévisé annonce, parmi tant de nouvelles, le vol d’un collier précieux. Le journaliste donne les caractéristiques du voleur, la propriétaire de la maison d’hôte, Hassiba Kozdoghli, a des hésitations, elle semble reconnaitre l’autrice de ce crime. Le collier est dérobé, au fait, par sa propre fille. Cette dernière a bel et bien formé une bande avec une copine à elle, sa compagne en fait. Dans une atmosphère chaotique où la maison d'hôte devient une auberge espagnole, au lieu de se fixer sur l’auteur de l’acte, tout le monde accourt et s’affole pour trouver et profiter seul du collier, même la femme enceinte. Cette dernière, alors même qu’elle frôle la mort en absence de médecin gynécologue à cause de l’ouragan, tient, vaille que vaille, à avoir sa part de ce collier précieux ; qui au final se révèle faux, fake.
Après de grosses perturbations, l’ouragan « Beya » reste au stade d’alerte. En l’occurrence, il ne fait pas de dégât comme annoncé et prévu : plus de peur que de mal donc. Le stress et la sur-réflexion des personnages ne conduit pas en réalité à une solution, mais plutôt à une sorte de blocage et une forme d’absurdité humoristique et amère.
Monde de plus en plus sans pitié
Dans le fond, le film Alerte à l’ouragan dissèque et dresse une société n’ayant plus de morale dans laquelle règne l’amour et la mise en scène de soi aux dépens de l’intérêt général, c'est-à-dire de l’intérêt des autres et où la cupidité et le cynisme sont la valeur dominante et mobilisatrice des personnages au fil du récit. Cette avidité est conçue dans ce drame comme une monnaie courante principalement chez les personnages féminins ; ce sont elles qui commettent le vol dans le film et elles font partie de la jeune génération : construite dans la ruse uniquement.
En ce sens, ce drame, jalonné par un humour noir, est politiquement incorrect et contraire à la doxa féministe omniprésente dans les médias et dans l’art dramatique. Plus explicitement, souvent et surtout depuis 2010, dans les dramaturgies de notre pays, les scénaristes mettent en avant des femmes victimes en situation de faiblesse et des citoyens de manière générale, pas responsables de ce qui leur arrive. À contre-pied de ceci, le réalisateur Ibrahim Letaïef, à travers ce film, met en scène un pays en état de naufrage, un poulailler en vérité, au sein duquel les citoyens recherchent du bois pour fermer davantage les fenêtres de leur maison, pour rester à l’abri du vent de changement, mais aussi de la lumière.
Tout compte fait, le film Alerte à l’ouragan, à la différence des films précédents d’Ibrahim Letaïef comporte plus de critique et en même temps plus de pessimisme sur l’avenir dans lequel se projettent les personnages. Le credo de ceux-ci est la course derrière des futilités. En d’autres termes, la singularité de ce drame est qu’il n’y a pas de personnages héros, mais plus un ensemble d’acteurs se trouvant dans une même situation de crise interminable, sans une perspective heureuse en dehors du non-sens des choses derrière lesquelles ils s’attachent bec-et-ongle. Bref, film substantiel et à ne pas rater, car il miroite la façon dont évoluent nos sociétés arabes de façon monolithique et fermée. Ces sociétés sont de plus en plus rythmées par le spectacle et dans lesquelles les relations sociales constructives sont en grosse perte de vitesse. Ce sont des sociétés, comme montré dans le film Alerte à l’ouragan, ne sachant plus comment être heureuses ni comment savoir-vivre, des sociétés dans lesquelles « le qui fait quoi » n’est pas clairement identifiable ; au sein desquelles un agent de propreté se transforme en gynécologue par la nécessité du contexte. Film vraiment instructif, encore dans nos salles.
Excellente analyse!
Alerte à l'ouragan est l'un des meilleurs films d'Ibrahim, il comporte une critique de fond de la société tunisienne