53e édition du festival de Carthage : les « Chemins de Buenos Aires » sort du lot
Le festival de Carthage a touché à sa fin le 19 aout 2017. Cette 53e édition était bien marquée par des hésitations, des tergiversations voire des improvisations déplacées, par un manque de fil conducteur entre les soirées proposées et par la présentation d’œuvres et d’artistes fortement consommés par nos différents publics; de façon imposée quotidiennement par nos radios. Ainsi, cette année le festival de Hammamet est de loin meilleur par la qualité des artistes qu’il a réussi à inviter et dont la programmation se poursuit jusqu’au 26 aout avec le concert de l’excellent Anouar Brahem pour la clôture. En ce sens, ce festival a bien su garder jalousement sa place numéro 1. Son offre artistique, cette année, est objectivement bien supérieure à celles de toutes les autres scènes artistiques du pays : festival d’El Jem, de Boukornine, de Dougga, de Bizerte et de Sousse.
Quant au festival Carthage, sans trop rentrer dans les détails de chaque soirée, force est de constater que son fidèle public n’a pas été réellement au rendez-vous lors de cette édition. En effet, le festival est devenu le lieu de la culture de masse c'est-à-dire la culture facile et bon-marché qui fait de celle-ci une culture « marchandise » facilement consommable. En mettant l’accent sur cela, ce n’est aucunement une attaque à l’équipe de Mokhtar Rassaa qui a fait l’effort requis après la démission de la directrice l’universitaire et poète Amel Moussa. Il semble que cette dernière n’a pas eu les coudées franches pour inviter des artistes de qualité. Aussi, ceux qui sont rodés dans l’organisation des éditions précédentes ne l’ont pas laissé travailler comme elle l’entend notamment ceux qui prennent en charge la médiatisation de ce festival.
Depuis 2008, le festival de Carthage a pour première préoccupation de drainer le maximum de spectateurs sans évaluer le projet artistique proposé voire son originalité sur la scène artistique disponible. Ce qui importe désormais dans cet acte culturel saisonnier se sont les sponsors, les œuvres facilement consommables à l’image du spectacle de Lotfi Abdelli qui devient dans sa dernière version presque le prolongement de la culture d’ « Ouled Moufida », le fameux feuilleton qui avait réussi à scotcher nos spectateurs devant l’écran de la télévision, surtout parmi la catégorie jeune, durant le mois saint du Ramadan.
Le spectacle de Mokded Shili intitulé Pour l’Amour et la Paix n’est pas assez arrangé pour passer sur les prestigieuses planches du festival. Aussi, plusieurs artistes amateurs, qui n’ont pas assez de produits défendant leur parcours artistique, ont été propulsés hâtivement sur la scène de l’amphithéâtre romain ; c’est le cas par exemple des spectacles de Faia Younan, de Kader Japonais, de Nassif Zeytoun et de Léna Chamamyan. Le bal continue après la clôture de ce festival avec la programmation de spectacles objectivement de piètre apport esthétique. Le festival est devenu le lieu d’invitations des stars de la chanson qui ont perdu de leur aura. C’est le cas de Booba qui est désormais plus connu par ses fresques et bagarres que par sa créativité. Sur un autre plan, malgré tout le respect pour le parcours de Zucchero, celui-ci n’a plus vraiment le vent en poupe. C’est un artiste qui n’a pas innové vraisemblablement depuis les années 90.
La scène du festival a toujours été une scène d’ouverture et de voyage
La scène du festival de Carthage a été toujours une scène de voyage qui accueille des créateurs confirmés et en pleine possession de leur art. N’oublions pas que Najat Essagira, Sabeh Fakri, Joe Cocker, Julio Iglesias, Fairouz, Mohamed Mounir, Warda, Anouar Brahem, Omar khairat, Assala Nasri, James Brown (la liste est encore longue) se sont produits sur la scène de Carthage. Ils ont marqué en effet l’histoire de ce festival par la qualité de leur performance. Aujourd’hui, on se pose la question pourquoi cette scène mythique s’est vidée de ces grands talents ? Quelles sont les raisons qui font que nous n’avons plus d’artistes d’envergure aujourd’hui ? Est-ce une crise de la créativité ou bien est-ce un manque de recherche ? De moyens ? D’envie ?
Le spectacle argentin sort du lot et consacre la dimension internationale du festival de Carthage
Si nous devons retenir un seul spectacle dans cette 53e édition cela sera sans doute celui « Des chemins de Buenos Aires ». Invité grâce à l’effort de l’entrepreneur de spectacle Mohamed Alibi, une vingtaine d’artistes sont venues d’Argentine pour réaliser une performance le 1er aout 2017. Cette œuvre a été sacrée meilleur spectacle en 2015 et a été présentée aussi bien en Argentine qu’en Corée, en Europe ou en Amérique du nord. Ce concert se marie en effet avec l’esprit du festival ainsi que sa dimension internationale en termes d’une invitation au voyage, de convocation à la découverte et d’encouragement à la curiosité.
Selon son metteur en scène Alain De Caro, cette œuvre n’est pas réellement que du tango. Elle s’appelle originellement Argentina. Il s’agit d’une vénération des trois pays qui ont fait l’Argentine c'est-à-dire l’Amérique indienne, l’Espagne et l’Italie. C’est un show avec des danseurs fantastiques qui valsent non seulement le tango mais multiples danses. Cette danse est née à Buenos Aires la capitale de l’Argentine. Un tango nerveux et non pas celui des salons couplé à un art corporel beaucoup plus sensuel et spectaculaire caractérise la représentation du 1er aout 2017. Cette fantaisie se veut un hommage aux grands compositeurs argentins tels que José Pepe Libertella à qui est dédiée cette comédie. Ce compositeur décédé le 8 décembre 2004 à l’âge de 71 ans était selon le metteur en scène, le meilleur Bandonéoniste de tous les temps ; la moitié de la musique jouée vient de ce joueur de Bandonéon.
L’œuvre « Les chemins de Buenos Aires » et sa substance
Tout d’abord, ce spectacle offre une nouvelle approche. Celle-ci est visible dans les escaliers qui faisaient le lien entre le public et la scène et qui ont été spécialement préparés à ce concert. Ce dispositif montre que la scène n’est plus l’apanage des artistes. Elle appartient également au public des spectateurs. Vers la fin de la soirée le public s’est invité donc sur scène pour danser sur le rythme de la musique argentine avec la troupe ; partageant avec les artistes des moments de bonheur et de fraternité.
En substance, « Les chemins de Buenos Aires » est une œuvre musicale qui raconte la fin du 19e siècle et plus particulièrement la grande vague d’immigrés italiens qui sont venus s’installer une fois pour toute en Argentine, pays très loin de leur pays natal. Cette vague a triplé en effet la population argentine. C’est avec cette vague d’immigration que le tango est né vraiment. Des immigrés qui se sont rendus compte, en réalité, qu’il n’y avait plus d’espoir de retour en Europe et qu’il fallait dorénavant vivre sur place, se dérouiller. En résonance avec ces faits, la musique de ce spectacle est très nostalgique relatant ainsi le chagrin ressenti par ces migrants pour leur mère patrie ; d’autant plus qu’à l’époque il n’y avait point de technologies de communication sophistiquées comme c’est le cas à notre époque contemporaine. Il importe de signaler que la culture du tango dans sa forme contemporaine provient des alentours du vieux port de Buenos Aires. À ce titre, le décor mobilisé lors des tableaux présentés rend hommage à cette culture d’antan et à cette région du monde.
Le tango : une culture du sud de l’Italie
Cette culture du laisser-aller à travers la danse est née au sud de l’Italie c'est-à-dire de la Sicile jusqu’à Naples. On peut dire que la genèse est méditerranéenne. En revanche, la forme du tango d’aujourd’hui est le fruit du mélange culturel. C’est avec la population espagnole et de la population de l’Amérique indienne qui cette danse s’est enrichie et s’est faite accompagnée par une musique qui est devenue spécifique à l’Argentine. D’ailleurs, cette musique accompagnant la danse du tango n’est aucunement politique : ce n’est pas une musique engagée. C’est plutôt une musique nostalgique : un hymne à l’espérance en une nouvelle vie meilleure qui apporterait bonheur moral et richesse quotidienne. « Chemins de Buenos Aires » rend compte donc de déracinement profond vécu par la première génération d’Italiens. Ce spectacle tourne en effet depuis 2002 en misant sur la qualité et non la quantité en faisant 3 à 4 spectacles par an, pas plus.
Le festival de Carthage grâce au concourt de l’entrepreneur du spectacle Mohamed Alibi, qui fait un retour après cinq année d’éloignement de ce festival, a réussi à convaincre cette troupe de venir raconter cette histoire très lointaine de notre contexte à ceux qui sont curieux parmi le public tunisien.
Le pitch du spectacle et des infos sur le groupe
Cette comédie au rythme argentin raconte l’histoire d’une fille abandonnée dans le port de Buenos Aires. Arrive par la suite Charlie Chaplin : un émigrant très bien connu dans ce même lieu. Charlie Chaplin ne sait pas danser le tango. La fille lui apprend cette danse. Chemin faisant et grâce à cet apprentissage, il devient le meilleur danseur de toute la troupe. L’histoire est donc très simple ! C’est la rigueur, le rythme, les costumes, le jeu de lumière, la chorégraphie et surtout la lente préparation en amont qui font sa réussite. Ce spectacle aura lieu d’ailleurs également à Paris le 3 novembre 2017 et au mois d’avril 2018 à Buenos Aire en Argentine. Selon le metteur en scène Alain De Caro, qui est d’origine italienne et qui vit également en France et fait des déplacements dans le monde entier et plus particulièrement en Argentine, la troupe est très hétérogène, elle contient même des ténors chinois qui excellent de plus en plus dans l’art lyrique.
Les feed-back du public
Le public présent à ce spectacle était enchanté et vivait avec attention les différentes situations présentées par cette troupe composée de 22 artistes intermittents de spectacle. On peut dire que c’est un public très averti. Un spectateur disait que ce numéro consacre la dimension internationale du festival et que les artistes ont bien voulu faire un clin d’œil à l’audience présente. Ceci en conjuguant des mélodies arabes à la musique tango marquant ainsi la dimension universelle du chant, de la danse et du monde de l’art. Les spectateurs présents attendaient, à leur tour, de voir à travers cette prestation une musique du monde, un univers lointain. Le ballet, peut-on le qualifier ainsi, a donc bel et bien répondu à cette attente : une demande d’évasion pour oublier un quotidien difficile via des instants de joie. Une spectatrice disait : « nous sommes assoiffées de voir des concerts internationaux d’une grande envergure comme ce fut le cas pour « Le chemin de Buenos Aires » ».
Elle disait que le public a très peu d’occasion de tisser des liens avec l’Amérique latine et cette fête est un très bon moment de partage. Pour exprimer sa joie, le public a dansé sur scène. Une première dans l’histoire du festival ! Ce que le public a vraiment apprécié c’est que c’était un tango grand public et non pas un tango savant ; avec des intermèdes de claquette et des jeux de cordes. La rythmique des claquettes furent accompagnés par des applaudissements et des sifflets d’encouragement. Le public a adoré les différents tableaux proposés et l’animation qui n’a pas baissé tout au long du show ; ce qui a fait oublié aux spectateurs la conscience du temps. Les femmes surtout ont été impressionnées par la beauté des ballerines ainsi que leurs jolies robes en dentelle et par le professionnalisme des danseurs, le respect du temps à travers un timing très bien étudié et une exploitation de la scène de Carthage de la manière la plus optimale qui soit.
Il est urgent que ce lieu retrouve sa gloire d’autan avec des artistes de qualité et que l’État investisse davantage dans ce lieu même si le budget alloué pour la culture se réduit d’une année à l’autre comme une peau de chagrin et même si la conjoncture économique est difficile. Cet investissement est nécessaire pour faire une boule de neige même si le climat est fortement chaud et sans pluie !
Mohamed Ali Elhaou
dali.elhaou@gmail.com
Nota bene : article publié, en version plus courte, dans le numéro 1652 du Magazine RÉALITÉS paru jeudi 24 aout 2017.